Chacun sa croix
Wolinski disait que le rire est le plus court chemin d’un homme à l’autre. Pour Frédéric Fromet, le rire est désormais un chemin de croix. L'humoriste, qui présente une chanson parodique chaque vendredi dans l'émission de Charline Vanhoenacker « Par Jupiter » sur France Inter a commis, le 10 janvier, une chanson intitulée « Jésus est pédé » en réponse à une décision de la justice brésilienne. Rappelons que deux jours plus tôt, la justice brésilienne a ordonné à Netflix de retirer de son offre de vidéos en ligne "La première tentation du Christ", une fiction dans lequel Jésus semble entretenir une relation homosexuelle. Ce scénario a déclenché la colère des associations catholiques brésiliennes et des milieux conservateurs.
La chronique de Frédéric Fromet, est un pastiche de "Jésus revient" dans lequel Jésus est présenté, en termes crus, comme un « membre de la LGBT » (LGBT sigle utilisé pour souligner la diversité des minorités sexuelles et de genre : Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Trans).
Cette chanson suscite depuis une semaine un tombereau de réactions directement adressées au service de la médiation de Radio France : des courriels par centaines, des milliers d’interpellations sur les réseaux sociaux, de la part de catholiques, de la droite, de l’extrême-droite et d’associations LGBT, mais pas seulement : « Cette chanson est doublement insultante, et pour les chrétiens et pour les homosexuels. Sous prétexte de faire de l'humour, peut-on se permettre de composer une chanson -en citant le nom d'une personne célèbre (le feriez-vous pour Mahomet ou encore Yahvé)- d'insulter qui on veut (« pédé » de nos jours est une injure) et de la diffuser? », « Je suis profondément blessé par ces paroles. Le droit au blasphème revendiqué par votre journaliste n'est pas le droit à l'insulte, à un moment où les églises catholiques sont vandalisées. Une radio de service public doit connaître les limites à ne pas dépasser», « Je suis musulmane, mais la religion n'a rien à voir là-dedans.Cela s'appelle juste un peu de respect , un peu de décence, un peu de douceur pour nos oreilles. La provocation c'est amusant, il ne faut pas qu'elle devienne stérile. D'ailleurs, le fait même de chanter Jésus est un pédé, de cette façon, est insultante envers la communauté LGBT », « Des paroles ordurières, un irrespect total de vos auditeurs. », « Pourquoi se priver contre les chrétiens puisqu’on ne risque rien ? ».
J’ai pris connaissance de chaque courriel et je comprends l’indignation, la colère, également la tristesse. Devant cette avalanche de plaintes, il ne s’agit pas de dresser le bouclier arrangeant de la possibilité de tout exprimer, sous couvert de liberté d’expression. Il ne s’agit pas non plus de prôner l’interdiction, la régression, la censure ou pire d’engendrer un phénomène d’autocensure, autrement dit de bâillonner.
Non. Il s’agit ici de souligner que la revendication à la vacuité et au ricanement désinvolte conjugué à la polarisation des cibles visées (catholiques, homosexuels, etc.) confine à une facilité éloignée de l’exigence du service public. Il y a là l’infaillible indice d’un renoncement à l’intelligence du rire.
L’humour écrit un auditeur « est tout simplement un exercice réservé aux personnes ayant, selon les mots de Blaise Pascal, l’esprit de finesse ». Cette évocation de Pascal me semble fort à propos. Enrichissons-la avec les propres mots de ce philosophe, dont la force argumentaire ne lasse pas d’éblouir, en rappelant que "la vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale ; c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit – qui est sans règles. Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit. Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher." Et le rire y a sa place, me semble-t-il.
Les humoristes de France Inter sont les héritiers d’une tradition du rire exigeant incarnés par des Pierre Desproges, Claude Villers ou Luis Rego. Spirituels, outranciers, au sens de la répartie exceptionnel. L’ancien monde peut-être ?
Dans son beau livre « Les coulisses de la radio » publié en 2015 aux éditions du Chêne/ Radio France, le journaliste Gérard Courchelle, longtemps présentateur du journal de 8 heures sur France Inter, écrit, notamment au sujet de l’émission de Charline Vanhoenacker : « Ce sont des moments décapants, crépitants d’humour et d’esprit. Dans leur finesse et dans leur fougue, ils ne tombent jamais dans l’ornière du ricanement , cette rouille de l’intelligence et du discernement. Avec ceux-là, oui, il est possible de rire de tout, parce que nous sommes assurés de rire avec des gens qui savent où se situe la frontière invisible entre la responsabilité et l’ombre ». Les milliers de messages reçus ont jeté une ombre dans le studio. Prémisse de la sensibilité, de l’idéologie à venir ? Au début des années 30, le philosophe, journaliste et théoricien politique italien Antonio Gramsci avait identifié ce possible. Il écrivait dans ses Cahiers de prison : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Bonne lecture,
Emmanuelle Daviet
Médiatrice des antennes
Voici les dominantes du 10 janvier 2020 au 17 janvier à retrouver dans les messages des auditeurs ci-dessous :