Lever de rideau
C’est une semaine en deux temps qui a beaucoup fait réagir les auditeurs. Avant les annonces du Premier ministre, la plupart des commentaires étaient consacrés au traitement éditorial de la crise par les antennes de Radio France, regrettant ici le pessimisme ou là le manque de recul critique sur les décisions.
À ces remarques ont succédé des interrogations sur la mise en pratique du déconfinement : le retour à l’école, la vie quotidienne, les déplacements, l’application Stop Covid, les masques… Fait notable, l’interpellation sur le choix des mots !
L’expression « distanciation sociale » prononcée par les autorités, les personnalités politiques, les soignants ou les journalistes, est l’une des plus entendues depuis le début de la pandémie. L’une des plus contestées également par les auditeurs qui nous écrivent : « Je supplie les journalistes d’abandonner cette expression abominable et pseudo-sociologique de « distanciation sociale » qui me choque depuis le début », « "Distanciation sociale" peut facilement prendre le sens de "rupture du lien social" », « Cela fait tellement écho à mouvement social, ou classe sociale ».
Le terme « distanciation » trouve son origine dans le théâtre. Il s’agit d’un concept théorisé par le dramaturge allemand Bertold Brecht (1898-1956). Le « verfremdungseffekt » est le fait de créer une certaine distance entre le spectacle et le spectateur afin de développer l’esprit critique de celui-ci. Cet effet de distanciation vise à provoquer une rupture avec l’illusion théâtrale et pousser le spectateur à la réflexion. Le Dictionnaire de l’Académie française précise que : « l’acteur s’efforce de jouer comme à distance de son personnage, afin que le spectateur donne priorité au message social ou politique que l’auteur a voulu délivrer ». Ainsi l’acteur prend ses distances avec son personnage, invitant ainsi le spectateur à prendre ses distances avec l’action dramatique, le tout pour favoriser l’esprit critique.
Le concept de distanciation s’est peu à peu imposé dans le langage courant signifiant alors, comme l’indique le dictionnaire du CNRTL, « le recul pris vis-à-vis de ce qu’on dit, de ce qu’on fait, de ce qu’on montre ». Ce dictionnaire mentionne une autre définition du mot distanciation qui nous intéresse particulièrement ici puisqu’elle rejoint directement la critique formulée par les auditeurs : « Distanciation : écart, refus de relation existant entre différentes classes sociales ». Cette définition fait écho à l’assignation identitaire qui repose sur des préjugés et des stéréotypes renvoyant systématiquement une personne à ses origines sociales. L’expression « distanciation sociale » suggérerait un refus de relation entre différentes classes sociales. Un internaute évoquant même la confusion possible entre « distanciation sociale » et « distinction sociale ». On voit donc à quel point l’expression résonne profondément avec ce qui façonne le rapport de classes en France et symboliquement au sentiment d’une possible discrimination.
Plus simplement, « distinction sociale » serait la traduction littérale de l’expression américaine « social distancing ». « The American Influenza Epidemic of 1918 » rappelle que lors de la pandémie de grippe espagnole, en octobre 1918, le docteur Max C. Starkloff, en charge de la santé de la ville de Saint-Louis dans le Missouri aux Etats-Unis, met en place la distanciation sociale en interdisant les rassemblements de plus de vingt personnes. Dans l’histoire de la médecine moderne, ce principe est considéré comme la première mise en place de la distanciation sociale.
À l’adjectif « social », les auditeurs sont nombreux à préférer « physique » : "« distanciation physique » et « distance physique » sont des expressions beaucoup plus adéquates à l’imaginaire ordinaire et à l'objectif visé, et de ce fait potentiellement beaucoup plus efficaces. »"
Ces auditeurs auront noté que, mardi, lors de son discours à l’Assemblée nationale, Edouard Philippe a prononcé une fois l’expression « distanciation sociale » mentionnant aussitôt qu’il fallait lui préférer le terme « distanciation physique ». Dès que nous avons reçu ces remarques d’auditeurs, leurs courriels ont été transmis aux rédactions. Nous verrons au fil des jours si l’expression « distanciation sociale » disparait ou se maintient.
Traçage à la carte
L'application "Stop Covid" fait incontestablement réagir les auditeurs. Développée pour encadrer le déconfinement, cette application se base sur le traçage des utilisateurs à travers le Bluetooth d’un smartphone et suscite des réserves. La CNIL, l'autorité du numérique, a validé le projet tout en réclamant davantage de garanties sur le traitement des données. La Quadrature du Net, association indépendante de défense des libertés sur internet, s'oppose à l'application, inquiète des mécanismes de discrimination pour près de 20% de la population qui ne détient pas de téléphone mobile.
Des auditeurs évoquent d’autres aspects à prendre en compte : « Je suis étonné que l'on parte du principe que nous faisons corps avec notre smartphone... cette application ne révèle que des contacts entre smartphones, comment être certain que leurs propriétaires respectifs sont bien avec le téléphone dans leur poche ? ». Interrogation également sur l’utilisation de fonds pour un tel dispositif : « Ne serait-il pas plus utile de financer des tests plutôt qu'une application que tout le monde n'aura pas, qui nécessairement délivrera des données personnelles ? On ne me fera pas croire qu'on pourra préserver notre anonymat ». Les auditeurs rejoignent là plusieurs personnalités craignant les conséquences à long terme de ce qu’ils qualifient d'atteinte aux libertés individuelles : « Je n'installerai pas cette application. Je refuse cette surveillance, ce flicage. Aujourd'hui pour volontaires seulement. Demain obligatoire ? Aujourd’hui pour un virus. Demain pour quoi ? Oui à une vraie politique de santé publique non non et non à ces machins technologiques au mieux illusoires, au pire dangereux pour nos libertés. ».
Enfin les auditeurs posent simplement la question : quel intérêt ? « Je n'ai toujours pas compris le process dans son ensemble. Je m'explique : je télécharge l'appli, je prends le RER et le métro pour aller travailler, ce qui me fait croiser des dizaines de personnes voire plus matin et soir, et j'apprends que parmi ces personnes, certaines se sont déclarées atteintes du covid. Et après, que dois-je faire ? Si tout le monde s'y met, statistiquement ça va m'arriver quasiment tous les jours ? », « Quelle réaction sommes-nous censés avoir lorsque l'appli nous indiquera que nous avons croisé un malade au cours d'une sortie ? Nous devrons nous confiner plus drastiquement ? Porter un masque ? Quel est le but en fin de compte ? ».
Les questions des auditeurs du Téléphone Sonne consacré au sujet lundi dernier sont multiples. Le lendemain, à l’Assemblée nationale, lors de son allocution sur les modalités du déconfinement, le Premier ministre a reconnu que les questions autour de l'application Stop-Covid, notamment "en termes de libertés" étaient "fondées", mais le débat "prématuré", "compte tenu des incertitudes sur cette application. "Lorsque l'application en cours de développement fonctionnera et avant sa mise en œuvre, nous organiserons un débat spécifique, suivi d'un vote spécifique" a indiqué Edouard Philippe.
Sondages ad nauseam ?
Six Français sur dix (62 %) ne font pas confiance au gouvernement pour réussir le déconfinement, indique le baromètre politique Odoxa-CGI pour France Inter, l'Express et la Presse Régionale publié mardi matin. Pour 65 %, l'exécutif « n'est pas à la hauteur de la situation » depuis le début de la crise sanitaire. « Est-ce que ce genre de sondage est de l'information ? s’interroge un auditeur. Est-ce qu'un sondage réalisé auprès d'un échantillon de 1005 personnes (soit approximativement 0,002% de la population de plus de 18 ans) sur internet est une information à mettre en Une de journal ou sur le site internet de France Inter ? Faire un sondage pour savoir que, ô surprise, les partis politiques hors LREM sont majoritairement persuadés de l’échec du déconfinement n'est pas de l'information, mais une manière d'occuper l'espace médiatique, à la manière d'autres médias d'information continue ».
Sur Franceinfo, c’est un autre sondage qui fait réagir. Un sondage Odoxa-Dentsu-Consulting pour le Figaro et Franceinfo du 24 avril indiquant que pour 65 % des Français, la réouverture des écoles à partir du 11 mai est une mauvaise décision et 64 % des parents d'élèves assurent qu'ils n'y enverront pas leurs enfants. « S’il vous plaît, arrêtez de publier des sondages (…) Des français vivent des problèmes liés au confinement. Ces sondages et ces estimations sont fondés sur une petite partie de la population et ne représentent rien par rapport à la majorité. Et parfois ils portent sur des évidences ne nécessitant pas d’enquêtes et donc ne servent à rien. Il vaudrait mieux se concentrer sur de bonnes informations en cette période difficile. »
Des auditeurs interrogent donc le bien-fondé de ce qui est présenté comme une information, l’un d’entre eux, écrit même : « Je ne peux que déplorer l'abaissement de la qualité et de la pertinence des informations, ou présentées comme telles. ». Le jugement est sévère. Admettons-le mais surtout invitons chacun à prendre simplement les sondages pour ce qu’ils sont : une photo à l’instant t, une tendance. Chacun sait que l'opinion ne se résume pas à ce que mesurent des sondages. Comme l’indiquait le théoricien français de l’opinion et sociologue Jean Stoetzel, l'opinion publique ne peut être candidement réduite à ce que nous présentent les sondages. Pour autant que préfère-t-on pour avoir une idée de ce que pensent nos concitoyens ? Les avis sur internet, les rumeurs, les micros-trottoirs, les réseaux sociaux sans valeur statistique, ou bien des sondages avec, certes, les limites identifiées que chacun leur attribue ?
Soyez moins pessimistes
Au-delà de la critique même portée à l’égard des sondages et de leur valeur sur un plan informationnel, aspect que chacun jugera, la négativité qui ressort du baromètre politique Odoxa-CGI pour France Inter ou de commentaires et reportages entendus sur les antennes recueillent des critiques cinglantes de la part des auditeurs :
« Vous êtes de plus en plus négatifs. Le déconfinement ou plutôt sa mise en œuvre n'est pas encore annoncée que vous êtes déjà "contre". Vous ne faites que relayer les parents qui sont contre, les instits qui sont contre, les maires qui sont contre, les politiques qui sont contre et ainsi de suite.
Ne pourriez-vous pas accompagner les Français pour que cela se passe du mieux possible par vos conseils ou vos encouragements ? »
« Ce matin j'ai cru entendre le journal de la fin du monde ! Incroyable, la totale ! Aucun message d'espoir, un développement continu de la peur du déconfinement, on renforce le sentiment au lieu de le relativiser. Un peu de courage il faut bien en sortir de cette situation. On y ajoute en plus un mot sur l’incapacité du gouvernement. »
« La politique est une affaire de compromis qui ne satisfait personne mais qui permet d'avancer. Alors, allons-y pour de la critique constructive et des propositions intéressantes, ça changera un peu de ces interventions qui ne servent qu'à se faire mousser et à désolidariser les Français. »
« Les propos accroissent aussi l'idée que tout dépend du gouvernement alors qu'il y a bien d'autres acteurs à commencer par chacun de nous, les autorités régionales, locales, les associations, proches, voisins. ».
Une vision kennedienne où l’action repose aussi sur les Français, les auditeurs invitant chacun à se demander ce qu’il peut faire pour son pays plutôt que de tout en attendre. Cette conception centrée sur l’idée de responsabilité personnelle des individus est directement inspirée du discours inaugural de John Fitzgerald Kennedy, le 20 janvier 1961, considéré comme l’un des meilleurs de l’histoire américaine, au cours duquel le 35ème président des Etats-Unis avait prononcé, ces mots célèbres : « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays. ».
Soyez plus critiques
En contrepoint, d’autres voix d’auditeurs s’élèvent estimant que les rédactions sont trop indulgentes à l’égard de l’action du gouvernement : « Je me demande qui peut être satisfait de la situation actuelle, je trouve beaucoup de journalistes très complaisants avec ce gouvernement (…) je vous rappelle que votre travail de journaliste est d'informer la population, et non pas de défendre bêtement notre gouvernement par peur sans doute de représailles. »
« Je suis écœuré par votre partialité dans l'information de crise que vous travestissez en communication de crise »
« En ce moment, vous faites vraiment beaucoup « la voix de son maître »
« Très déçu par le traitement de l’information, beaucoup de complaisance à l'égard de vos invités politiques, vos humoristes sont bien plus pertinents à leurs manières. »
« Alors oui, le sondage montre que les gens sont en colère, eh bien oui, nous commençons à être sérieusement en colère du discours contradictoire, de la non prise de recul face à une épidémie qui fera en France moins de morts qu'une grosse canicule ou que les cancers (entre autres) mais qui va détruire le petit commerce, la petite entreprise et l’artisanat. »
« On nous assène des contradictions que personne, même pas un journaliste de votre radio, ne semble soulever (…) on entretient la peur en nous assénant à longueur de journée les comptages des personnes décédées chez nous ».
N’y a-t-il pas, dans ces différents messages, l’affirmation d’une forme d’équilibre, les uns jugeant que les antennes devraient être moins négatives à l’égard de l’action gouvernementale et, à l’inverse, les autres considérant qu’elles devraient être plus critiques ?
Cette tension entre ces avis contraires peut être interprétée comme le reflet d’une juste mesure assurée par les antennes. On dit que la vérité est le point d’équilibre de deux contradictions. Ajoutons que l’honnêteté dans le traitement de l’information est une vertu cardinale de la pratique journalistique.
Affirmons également ici l’une de nos convictions : il existe des principes clairs auxquels adhèrent les journalistes et qui constituent les fondements de la profession. Le premier de ce principe est d’apporter aux citoyens l’information dont ils ont besoin pour vivre en êtres libres, autonomes et éclairés. Pour assurer cette mission, un journaliste doit fournir une information complète et équilibrée avec une obligation première : le respect de la vérité servi avec une exigence de qualité. Tout journaliste doit conserver son indépendance à l’égard de ceux dont ils relatent l’action. Il doit écouter tous les points de vue, surtout ceux différents du sien, et enfin comprendre sans juger afin de permettre aux citoyens de se faire leur opinion en toute connaissance de cause. Ces principes sont intangibles dans le pacte journalistique. Et, pour les auditeurs qui n’en seraient pas convaincus, soyez certains que chaque journaliste de Radio France met tous ces impératifs en œuvre pour couvrir la crise éminemment complexe que nous traversons.
Bonne lecture,
Emmanuelle Daviet
Médiatrice des antennes