Notre bien commun
Les auditeurs écrivent essentiellement pour faire part de leur mécontentement, dans une moindre mesure pour donner leur point de vue sur un sujet qui fait l’actualité et, rarement, pour faire un compliment.
Depuis la mi-mars la teneur des courriels a changé. Certes il s’agit toujours de traduire une insatisfaction sur l’angle d’un reportage, un manque de pluralité des points de vue, des changements de programmes, etc. mais, ce qui a été réellement marquant pendant deux mois c’est, d’une part la constance des remerciements pour les antennes quant à leur mobilisation pendant cette crise, d’autre part les courriels de témoignages et les « Lettres d’intérieur » des auditeurs pour partager leur quotidien bousculé.
Au cours de ces semaines de confinement, étrangement nous n’avons plus reçu de courriels relevant un mésusage de la langue française sur les antennes de Radio France. Terminées les remarques sur l’emploi abusif d’un adjectif, les tics de langage, ou une mauvaise prononciation.
Cette absence de messages ne nous a pas échappé. Elle n’a pas échappé non plus à la vigilance d’un auditeur abonné à cette Lettre qui, en préambule de son courrier, s’insurge contre le sous-titre de notre rubrique « Langue Française - Quand les auditeurs deviennent nos professeurs de français » : « Pourriez-vous avoir l'obligeance de donner bientôt à cette rubrique un titre moins moqueur ? ». Il n’y a, de notre part, nul sarcasme mais au contraire un hommage à tous les enseignants de cette discipline pour laquelle nous avons un profond respect. Il s’avère, par ailleurs, que le corps professoral est largement représenté au sein de l’auditorat de Radio France et ce sous-titre, sous forme d’allusion, est une dédicace à leur endroit.
Dans son courriel cet auditeur, fort marri, poursuit : « Cette rubrique "Quand les auditeurs deviennent nos professeurs de français" (sic) refait surface depuis deux numéros de votre Lettre après avoir été caviardée pendant à peu près tout le confinement. À quel titre, cette disparition ? Nous devançons votre réponse : "vous ne trouvez pas qu'il y a plus grave en temps de crise sanitaire, tout de même ?". Non, la plupart de vos auditeurs ne trouvent certainement pas qu'une crise sanitaire justifie le désintérêt ostensible pour la santé de votre langue, dont le rayonnement épanoui est au contraire une mission primordiale du service public radiophonique, par tous les temps. ».
Devancer la réponse d’un interlocuteur, en l’occurrence interlocutrice, c’est prendre le risque de se fourvoyer. Et c’est précisément le cas ici. Nous n’avons pas consacré de rubrique à la langue française pendant le confinement pour la simple raison que nous n’avons pas reçu de courriels à ce sujet durant cette période. Il ne s’agit donc pas d’un choix éditorial mais plutôt d’absence de matière. Je rappelle que cette Lettre est uniquement constituée des messages de nos auditeurs. Si nous avions reçu du courrier sur la langue française pendant ces huit semaines de confinement, nous en aurions fait état. Il s’avère que les auditeurs ne nous ont pas écrit à ce sujet. Pour quelles raisons ? Il est difficile de répondre à leur place. On peut néanmoins avancer quelques hypothèses. Peut-être qu’en ces circonstances exceptionnelles ont-ils préféré axer l’essentiel de leurs remarques sur le coronavirus, sujet central des 59 000 messages reçus pendant ces huit semaines ? Peut-être aussi ont-ils songé que les journalistes et producteurs seraient moins réceptifs à d’éventuelles critiques sur l’usage de la langue alors qu’ils faisaient exister les antennes, coûte que coûte, quotidiennement dans des conditions difficiles ?
J’observe d’ailleurs la gêne de certains auditeurs qui écrivent ces derniers jours, précisément au sujet de la langue française, et amorcent ainsi leur message : « J’imagine bien que des broutilles d’orthographe sont les derniers de vos soucis en ce moment… », « Vous avez, bien sûr, plus important… ». Ces messages me donnent l’occasion de répéter ici que tous vos messages sont lus, vous pouvez nous les adresser quel que soit le contexte, ils seront pris en considération.
A la fin de son courriel, notre auditeur rappelle, à toutes fins utiles, que la langue française est : « une mission primordiale du service public radiophonique, par tous les temps ». Nous partageons bien sûr cette conviction. À l’occasion de la Semaine de la langue française et de la Francophonie, qui se tenait du 14 au 22 mars et qui, pour les raisons que l’on sait, a été éclipsée, il a été rappelé « qu’en tant que média de service public, Radio France met au centre de ses priorités la valorisation du patrimoine linguistique français. Les sept antennes de Radio France – France Inter, Franceinfo, France Bleu, France Culture, France Musique, Fip et Mouv’ – participent tous les jours à faire rayonner la langue française et à promouvoir les langues régionales dans toute leur richesse et leur diversité. Les 4 formations musicales (l’Orchestre Philharmonique, l’Orchestre National de France, le Chœur et la Maîtrise) participent également à ce rayonnement, à travers leur programmation et leurs différentes représentations à travers le monde ».
Le service de la médiation y prend également toute sa part puisque le bon usage de la langue française fait partie intégrante de sa mission et pour valoriser cet usage nous faisons régulièrement appel à des linguistes et lexicologues, parmi lesquels Bernard Cerquiglini, professeur émérite de l'Université de Paris, recteur honoraire de l'Agence universitaire de la Francophonie, Jean Pruvost, professeur de lexicologie, Laélia Véron, linguiste, enseignante-chercheuse, à écouter ici.
Mardi 19 mai, Laélia Véron et Jean Pruvost étaient justement les invités d’Ali Rebeihi dans Grand Bien Vous Fasse pour expliquer comment naissent les nouveaux mots. La crise sanitaire a en effet vu fleurir de nouvelles locutions, des anglicismes ou expressions qui font bondir les auditeurs :
« Qu’est-ce qui empêche la radio « publique » – le français est sa langue officielle – de parler de « foyer » d’épidémie plutôt que de « cluster » ? »,
« Je suis très triste d’entendre vos journalistes parler de « cluster » alors que le mot français existe. Il s’agit de « foyer d’épidémie ». Ne pouvez-vous pas faire un effort et utiliser les mots français ? ». On aurait pu remplacer "cluster" par « foyer » estiment les linguistes.
Depuis maintenant plusieurs semaines, les auditeurs ne cessent de décrier l’usage de « distanciation sociale » : « Faites un effort pour utiliser le bon vocabulaire de notre belle langue. Exemple récent : la « distanciation sociale » est un véritable non-sens ! ». Les linguistes partagent cet avis estimant qu’: « On parle mal à propos de distanciation sociale, il s'agit dans cette crise de distanciation physique. »
Quant au mot « quatorzaine », nos auditeurs ont un point de vue :
« Un néologisme horrible et inutile vient de faire son apparition à la faveur, si j’ose dire, du Covid-19 et semble ravir certains des journalistes de Radio France et/ou de leurs interlocuteurs : « quatorzaine » !? Le mot quarantaine a perdu son sens originel et est devenu synonyme d’isolement. On peut donc dire une quarantaine de 15, 30, 60 jours »
« J’ai apprécié que votre présentatrice ait parlé de foyers d’infection plutôt que le mot anglais, mais je regrette qu’elle ait parlé de quatorzaine, mot qui ne veut rien dire, il existe en français le terme de quarantaine dont la durée est modulable à autant de jours que nécessaires voir 14. ».
N’en déplaise à ces auditeurs, le mot quatorzaine existe. Lors de l’émission d’Ali Rebeihi il a été indiqué que le mot « quatorzaine » (versus « quarantaine ») existe depuis le XIXe siècle, il est donc approprié.
Je voudrais ici remercier pour son extrême vigilance notre auditeur « défenseur de la rubrique Langue française ». Je souhaite également lui assurer que nous partageons avec lui le souci constant du « bon usage ». Cette langue française suscite des courriels vifs, certes, mais qui ne sont que le reflet de l’amour inconditionnel des auditeurs pour la richesse et la subtilité de ce bien commun, vivant, qui a inspiré à l’écrivain, philologue et historien Ernest Renan ce propos de circonstance : « On ne la trouve pauvre, cette vieille et admirable langue (française) que quand on ne la sait pas ; on ne prétend l’enrichir que quand on ne veut pas se donner la peine de connaitre sa richesse » - Discours prononcé le 3 août 1879.
Bonne lecture,
Emmanuelle Daviet
Médiatrice des antennes