Le mail du vendredi 18h30

Qu'est-ce qu'on rigole.  ©Getty -  Peter Dazeley
Qu'est-ce qu'on rigole. ©Getty - Peter Dazeley
Qu'est-ce qu'on rigole. ©Getty - Peter Dazeley
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A propos de ce mail qui arrive quand on appuie sur "fermer sa session".

Nous sommes aujourd’hui vendredi, et je vous l’annonce, vous allez forcément recevoir un mail dans la journée. Bon, d’accord, mais pas n’importe lequel : vous savez, ce mail qui arrive trop tard, trop tard dans la semaine, trop tard dans l’après-midi. 

Ce mail de 18h30 qui apparaît alors que vous vous apprêtez à partir, à appuyer sur “arrêter votre session”, ou pire qui s’affiche sur votre écran de téléphone alors que vous venez de quitter votre lieu de travail. 

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Voilà, vous le visualisez bien ce mail en trop, qui sonne comme un rappel à l’ordre, qui éloigne un peu plus le week-end, qui vous rabat la joie, qui crâne même, qui vous nargue. Tu croyais en avoir fini, ben non, il en reste toujours à faire. 

Ce qui est d’autant plus frappant avec ce mail, c’est qu’il est rarement sans intérêt, s’y joue un dossier important, une relecture, voire une révision totale de tout ce que vous aviez auparavant produit, ou c’est une réponse cruciale, que vous attendiez depuis trois jours...

Mais non, votre interlocuteur a décidé qu’il y répondrait à ce moment-là, le mauvais moment, non pas jeudi midi ni vendredi matin, mais vendredi en fin d’après-midi, autrement dit : au dernier moment. Ou plutôt après ce dernier moment, ce qu’on pourrait appeler “l’après-dernier moment”.

"C'est pas le moment"

Ce qui est intéressant avec cet après-dernier-moment, c’est qu’on sait parfaitement où le situer sur une échelle temporelle, il est après, il arrivera forcément après tout ce que l’on devait faire, on peut donc l’anticiper, mais pourtant, il n’est pas prévisible, on ne saurait le prévoir avec certitude. Il a de grandes chances de se produire, mais rien de sûr non plus. 

Ce qui fait que cet après-dernier-moment, là où nous parvient ce mail intempestif, est un des rares moments, le seul peut-être, qui s’inscrit sur une lignée temporelle inéluctable (car de fait le temps passe et chaque moment arrive APRÈS un autre, et on ne fait que vivre une succession de moments) mais pourtant, ce moment n’est pas le “bon moment”. 

Et même, “c’est pas le moment” comme on dit. Voilà, là est le paradoxe : ce moment, cet après-dernier-moment, n’est pas le moment. C’est un moment mais pas le moment. Vous me suivez ? 

Ce temps qui NE passe PAS

Ce moment qui n’est pas le moment, qu’en faire ? On doit bien le vivre pourtant, on ne peut pas sauter les mauvais moments, passer au-dessus.
D’ailleurs, pensez-y, c’est précisément dans ce genre de mauvais moments qu’on aimerait tout naturellement éviter, que l’on ressent encore plus intensément à quel point on n’est pas maître du temps. 

Et je ne parle pas du temps qui passe, qui nous roule dessus et nous ravage la peau, je parle, au contraire, de ce temps qui ne passe pas.
Car c’est bien le problème que posent ces après-derniers-moments avec leurs mails tardifs, on aimerait les dépasser, en venir à ceux d’après, mais non, ils sont là, inflexibles, à rallonger le temps et à nous rappeler à quel point le temps nous écrase aussi trop lentement. 

Ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’un philosophe comme Kierkegaard appelle l’instant : 

“l’instant est le premier reflet de l’éternité dans le temps, sa première tentative pour ainsi dire d’arrêter le temps. L’instant est cette équivoque où le temps et l’éternité se touchent”.

A priori, quand on parle d’instant, on pense plutôt au moment où nos yeux se sont posés pour la 1ère fois sur l’amour de notre vie, ce moment hors du temps, éternel justement.
Mais qui aurait cru que ce goût d’éternité est parfois beaucoup plus trivial que ça et arrive un vendredi à 18h30 ? 

Comme quoi, même quand c’est pas le moment, il peut cependant se passer quelque chose de transcendant. 

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